LE FIGARO : Rose & Cuir
Interview.- L’éditeur de parfums Frédéric Malle a demandé au nez Jean-Claude Ellena, sitôt son contrat d’exclusivité pour Hermès terminé, de lui formuler une rose contemporaine. Tout a commencé en janvier 2018, par un échange de SMS. « Tu es libre ? » demande Frédéric Malle à son complice Jean-Claude Ellena, dont le contrat d’exclusivité chez Hermès vient de prendre fin. Les deux hommes parlent le même langage, ils ont souvent travaillé ensemble : on leur doit notamment Angéliques sous la pluie (2000), Cologne Bigarade (2001), Bigarade concentrée (2002) et L’Eau d’hiver (2003) aux Éditions de parfums Frédéric Malle. Quelques jours plus tard, le Parisien retrouve le Grassois sur la Côte d’Azur, dans l’ancien domaine du célèbre nez Edmond Roudnitska, devenu le laboratoire de fragrances Art & Parfum d’Olivier Maure. Autour d’une table, ils (re)découvrent des accords disparus. « J’ai vu ta tête en sentant la Rose de Rochas. Tu as dû voir la mienne. Il n’était pas nécessaire de nous parler. Nous avons notre thème, si tu es d’accord », texte Malle. Rose & Cuir, leur dernière création, était lancée. Le Figaro. - Pourquoi avoir choisi une note si classique de la parfumerie ? Jean-Claude Ellena. - En redécouvrant la Rose de Rochas, qu’Edmond Roudnitska avait imaginée pour le couturier Marcel Rochas, à la fin des années 1940, en s’inspirant de l’odeur d’Étoile de Hollande, une rose d’un beau rouge cramoisi qu’il chérissait dans son jardin, nous étions tous les deux sous le charme de ce thème qui, à nouveau, nous paraissait éternel. La rose est au parfum ce que l’amour est aux chansons, un accord récurrent que les nez travaillent la vie durant. Plus de soixante-dix mélodies avec pour préfixe « rose » sont répertoriées dans Fragrances of The World, la bible des parfumeurs. Frédéric Malle. -C’est un sujet académique, qui semble banal mais qui ouvre des possibilités infinies. Et puis la super idée, c’était une rose de Jean-Claude. Vous voulez rire ? Il n’a pas mis une goutte d’essence de cette fleur dans la formule ! "Évoquer les épines de la rose"
Une rose sans rose… Comment avez-vous conçu cet accord, alors ? Jean-Claude Ellena. - Tout passe par le géranium Bourbon qui, nu, sent la rose, et le poivre Timut que mon ami Olivier Roellinger m’avait fait découvrir trois ans auparavant, et dont j’ai réussi à fabriquer une essence, grâce à une source au Népal. Cette note pétille comme un agrume, rappelle le pamplemousse et le fruit de la passion. Seule la parfumerie de niche permet de travailler ainsi, avec des productions exclusives, des quantités limitées. J’ai tendance à être minimaliste dans mon écriture, mais ici ma formule est plus courte encore que d’habitude. J’ai utilisé également une molécule des années 1950, l’isobutyl quinoléine, qui a fait la renommée du Bandit de Piguet, un cuir rebelle. C’est une odeur oubliée, mise de côté par le jeunisme environnant qui touche aussi les parfums, elle joue entre la rondeur et la chaleur d’un vétiver et l’âpreté d’un cuir taurillon - mon passage chez Hermès m’a appris la beauté des cuirs. Enfin, j’ai ajouté de la mousse de Saxe pour l’odeur de légume, de betterave sucrière, pour évoquer les épines de la rose. possède l’élégance irrésistible d’un orage à peine contenuFrédéric MalleCe jus est donc plus figuratif qu’il n’y paraît… Frédéric Malle. - L’étiquette de ce parfum dit parfaitement ce qu’il est. L’accord rose, frais, vibrant et la facette plus sombre s’entrechoquent comme deux espèces de plaques tectoniques. Rose & Cuir possède l’élégance irrésistible d’un orage à peine contenu. J’étais le premier dans l’industrie à utiliser des noms faisant référence à l’imaginaire, la culture collective. Pour être sincère, au départ, nous avions choisi quelque chose de moins littéral, seulement l’expression était déjà prise : les jeunes marques de fragrances sont allées fouiller dans la littérature, le cinéma, et elles ont déposé tous les noms ! Comment continuer de créer librement dans cette industrie ? Jean-Claude Ellena. -Je vis dans le Sud et je travaille dans le petit laboratoire indépendant de Spéracèdes que j’ai monté avec ma fille, Céline. Je possède une table, une balance, des ingrédients, je n’ai ni secrétaire ni assistant, je pèse mes formules tout seul et je redécouvre le plaisir d’avoir les doigts dedans ! J’ai peu de matières, mais beaucoup d’idées et, au final, le sentiment de retrouver la création. Par ailleurs, je sélectionne mes clients plutôt que d’aller les chercher, c’est un luxe évident. Frédéric Malle. -Nous fabriquons Rose & Cuir chez Art & Parfum, à Grasse, un site de création et de production monté par Olivier Maure. Ici les nez peuvent venir formuler sans passer par les grosses sociétés de parfums, ils ont une collection de matières premières à disposition, une usine, mais aussi un service commercial, une équipe de certification, pour la réglementation (qui prend de plus en plus de place dans notre travail). À l’époque où l’on parle d’une parfumerie artisanale, ce type d’initiative constitue un outil et un écosystème extraordinaires pour développer des créations plus inventives, qui sortent du rang. Art & Parfum est situé dans le merveilleux domaine d’Edmond Roudnitska, dont j’ai entendu parler toute mon enfance (sa mère travaillait chez Dior à l’époque où Roudnitska a imaginé Eau Sauvage, NDLR). Ce jardin, qu’il avait acheté grâce au succès de Femme de Rochas, était sa source d’inspiration, il fait partie de la légende que j’ai de la parfumerie. Je vois dans ce nouveau chapitre comme une boucle, bouclée. " Rose & Cuir possède l’élégance irrésistible d’un orage à peine contenu " Frédéric Malle
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